Intelligence artificielle

Musique générée par IA : rupture, risques et nouvelles règles du jeu

Comment l’IA bouscule la musique, le streaming et le droit d’auteur, et quelles réponses pour protéger les créateurs.

musicien qui compose de la musique avec l'aide de l'IA

La musique générée par intelligence artificielle n’est plus une curiosité de labo. Elle inonde déjà les plateformes de streaming, s’intègre aux workflows des studios et bouscule le droit d’auteur comme le modèle économique de la musique enregistrée.

Un seuil clé a été franchi : celui de la fidélité perceptuelle. Autrement dit, à l’écoute, l’immense majorité des auditeurs n’arrive plus à distinguer un titre composé par un humain d’un morceau produit par un modèle d’IA. Une étude menée avec Deezer montre que 97 % des personnes interrogées se trompent. À partir du moment où l’oreille n’est plus un outil de discernement, tout repose sur la transparence… et sur l’infrastructure technique et juridique qui va avec.

Dans le même temps, le marché de la musique générée par IA est en pleine explosion, avec des projections à plus de 3 milliards de dollars d’ici 2028. Mais ce gâteau ne grossit pas tout seul : il vient grignoter la part des créateurs humains. Les scénarios les plus pessimistes évoquent jusqu’à 4 milliards d’euros de pertes annuelles pour les auteurs, compositeurs et interprètes, soit environ 20 % des revenus mondiaux du streaming.

Deux priorités émergent donc :

  • Clarifier le droit : entraînement des modèles (Text and Data Mining), statut des œuvres générées, droits sur la voix et l’image.
  • Rendre l’IA visible : marquage systématique des contenus générés, détection des “fermes à musiques” et transparence sur les catalogues.

L’enjeu n’est pas d’interdire la technologie, mais de reconstruire un équilibre entre innovation, modèle de rémunération et respect des droits.


1. Des outils d’IA désormais au cœur de la création musicale

1.1. De l’assistant créatif à la production clé en main

Les outils de M.G.I.A. se sont glissés dans toutes les étapes de la chaîne de production musicale :

  • Composition et exploration créative Des modèles comme Jukebox ou Flow Machines sont entraînés sur des catalogues massifs et génèrent des titres originaux dans une variété de styles (pop, rock, jazz, etc.). Ils servent de boîte à idées accélérée : esquisses de mélodies, harmonies alternatives, variations de style… de quoi débloquer une session en quelques minutes.

  • Musique “utilitaire” et libre de droits Des services comme SOUNDRAW ou Soundful proposent de générer immédiatement des ambiances pour vidéos YouTube, podcasts, jeux ou publicités. L’utilisateur choisit le genre, l’humeur, le tempo, puis ajuste les pistes (basse, batterie, synthés…). L’objectif est clair : produire une bande-son sur mesure sans gestion lourde de droits.

  • Création + distribution en un clic Des plateformes comme Boomy permettent de créer un morceau et de le pousser directement sur les grandes plateformes de streaming, avec gestion des royalties intégrée. Résultat : n’importe qui peut se transformer en “producteur” en quelques minutes.

Cette accessibilité radicale ouvre la porte à de nouveaux profils de créateurs… mais aussi à une industrialisation de la production, où des structures automatisées génèrent des milliers de morceaux dans le seul but de capter une fraction des revenus du streaming.

1.2. Une adoption massive par les musiciens et créateurs

L’IA n’est pas seulement l’outil de quelques start-up ou geeks de la MAO. Elle est déjà largement intégrée aux pratiques professionnelles :

  • 60 % des musiciens utilisent au moins un outil d’IA (texte, image ou audio) pour écrire, mixer ou illustrer leur musique.
  • 20 % l’intègrent directement dans leur processus de production musicale.
  • À la Sacem, 35 % des créateurs déclarent avoir déjà utilisé l’IA dans leur travail.
  • Des artistes établis, comme Jean-Michel Jarre, expérimentent déjà l’IA dans leurs albums récents.

En pratique, l’IA se montre particulièrement performante pour la musique fonctionnelle : lo-fi, ambiances d’étude, playlists “focus”, “sleep”, “chill”, etc. Exactement le segment que les plateformes de streaming ont massivement mis en avant ces dernières années.

Un chiffre résume cette bascule : sur Deezer, un tiers des nouveautés ajoutées chaque jour sont générées par IA, soit environ 40 000 titres par jour. Un volume qui écrase les capacités de production humaines, même à l’échelle mondiale.


2. Un choc économique pour le modèle du streaming

2.1. Hypersaturation des catalogues et “fermes à musiques”

Le streaming fait face à une avalanche de contenus IA. Sur certaines plateformes, le volume de musique artificielle a triplé en moins d’un an. Ce flux vient notamment de “fermes à musiques”, qui produisent des milliers de titres à la chaîne pour accumuler des écoutes et capter des centimes de royalties.

Quelques signaux forts :

  • Sur Deezer, près d’un cinquième de la musique uploadée à une période récente était identifiée comme générée par IA.
  • Spotify a supprimé environ 75 millions de morceaux produits automatiquement pour limiter les abus.
  • Des projets complètement artificiels, comme le faux groupe The Velvet Sundown, ont atteint plus d’un million d’auditeurs mensuels avant que leur nature artificielle ne soit mise au jour.

En pratique, chaque morceau IA inséré dans le catalogue vient émietter un peu plus la part de revenus disponible pour les créateurs humains.

2.2. Dilution des royalties et fragilisation des métiers

La plupart des plateformes s’appuient encore sur un modèle pro-rata : les revenus sont répartis en fonction de la part de chaque titre dans l’ensemble des écoutes. Quand le nombre de titres explose, la part de chacun se réduit mécaniquement.

Conséquences :

  • Les projections estiment jusqu’à 4 milliards d’euros par an de manque à gagner pour les créateurs d’ici 2028, si l’IA capte environ 20 % des revenus de streaming.
  • Les compositeurs “de métier” (pub, habillage TV, musique d’illustration) sont directement concurrencés par des modèles capables de produire en masse à très faible coût.

Le marché se découpe de plus en plus entre :

  • Musique utile : forte volumétrie, faible valeur unitaire, parfaitement adaptée à l’IA.
  • Musique d’artiste : portée par une personnalité, un récit, une communauté, et encore largement dépendante d’humains.

Le problème est que la musique utilitaire, saturée de contenus IA, se finance aujourd’hui dans la même enveloppe de royalties que la musique d’artiste. D’où l’intérêt grandissant pour des modèles de type “artist-centric”, où les flux sont davantage reliés aux artistes réellement écoutés par chaque utilisateur, et moins manipulables par des volumes artificiels.

2.3. Procès, suppressions et alliances : la riposte de l’industrie

Face à cette situation, les grandes entreprises de la musique déploient une stratégie à deux volets :

  • Contentieux et assainissement des catalogues Les majors (Universal, Sony, Warner) multiplient les actions en justice contre les plateformes d’IA qui entraînent leurs modèles sur des catalogues protégés sans autorisation. Les services de streaming, eux, suppriment des millions de titres suspects. Dans le même temps, certains acteurs sont accusés d’ajouter discrètement des morceaux générés ou “ghost artists” dans leurs playlists pour réduire les royalties versées aux artistes sous contrat.

  • Partenariats de licence avec les IA Plutôt que de se limiter à une posture défensive, des acteurs comme Universal Music Group signent des accords avec des entreprises d’IA (Stability AI, Udio, etc.) pour développer des outils professionnels entraînés uniquement sur des données licenciées. L’entraînement des modèles devient ainsi un nouveau marché B2B de licences, au lieu d’être une zone grise juridique.

L’industrie semble donc s’orienter vers une logique simple : “l’IA doit payer la musique”, comme le streaming a fini par le faire.


3. Un cadre juridique sous tension : droit d’auteur, TDM et voix clonées

3.1. Qui est l’auteur quand la machine compose ?

Le droit d’auteur repose historiquement sur la notion d’auteur humain.

  • Aux États-Unis, la jurisprudence rejette clairement la protection d’œuvres produites sans intervention humaine.
  • En Europe, la position est plus nuancée : en l’absence de texte spécifique, une œuvre générée avec un outil d’IA peut, en théorie, bénéficier du droit d’auteur si l’utilisateur humain exerce un choix créatif et personnel suffisant (par exemple, dans la formulation du prompt, la sélection et l’édition des résultats).

Dans ce vide relatif, les Conditions Générales d’Utilisation (CGU) des outils jouent un rôle déterminant. Certaines applications concèdent aux utilisateurs des droits étendus sur les morceaux générés, mais les clauses concernant la propriété intellectuelle restent souvent complexes, et potentiellement incompatibles avec les sociétés de gestion collective.

Pour les créateurs, la première règle de survie est donc simple : lire les CGU des outils utilisés et vérifier ce qui est réellement concédé, cédé… ou abandonné.

3.2. Entraînement des modèles : le casse-tête du Text and Data Mining

Le cœur juridique du problème se situe dans la phase d’entraînement, qui repose sur le Text and Data Mining (TDM) : analyser massivement des œuvres existantes pour apprendre des modèles.

En Europe :

  • La directive “Droit d’auteur dans le marché unique numérique” introduit des exceptions de TDM, y compris à des fins commerciales.
  • Les titulaires de droits peuvent toutefois s’y opposer via un mécanisme d’opt-out, en signalant que leurs œuvres ne peuvent pas être utilisées pour l’entraînement.

En parallèle, l’AI Act européen impose une certaine transparence sur les données d’entraînement, mais les créateurs jugent ces obligations trop faibles et dénoncent un risque de “pillage” organisé.

La tendance de fond est claire : basculer d’un modèle où l’entraînement se fait sur la base d’exceptions juridiques, vers un modèle où il repose sur des licences négociées. Les accords entre majors et entreprises d’IA, basés sur des catalogues “licenciés”, incarnent ce glissement vers un paradigme “licensing-first”.

3.3. Clonage vocal et deepfakes : la nouvelle ligne de front

Le clonage vocal fait peser une pression supplémentaire sur les cadres existants :

  • Des morceaux circulent en imitant la voix d’artistes célèbres (faux duos, fausses reprises) sans aucun enregistrement réel de leur part.
  • Ces contenus touchent à la fois au droit d’auteur, aux droits voisins des artistes interprètes, et au droit à la voix et à l’image.

Aux États-Unis, des textes comme le NO FAKES Act ou d’autres projets récents cherchent à encadrer ces pratiques, mais les discussions restent en cours. En Europe, la protection repose aujourd’hui sur la nécessité d’un consentement explicite de l’artiste, avec une exigence de preuve numérique (horodatage, métadonnées, signatures électroniques) de ce consentement avant l’entraînement d’un clone vocal.

La question n’est donc plus seulement “qui touche les royalties ?”, mais aussi “qui a le droit de parler – ou chanter – avec la voix de quelqu’un d’autre ?”.


4. Rendre l’IA visible : détection, watermarking et transparence

4.1. Quand 97 % des auditeurs ne voient pas la différence

Si presque tout le monde se fait tromper à l’écoute, la confiance ne peut pas reposer sur l’oreille. Les études montrent une attente très forte du public : savoir clairement si un morceau est humain, assisté par IA ou entièrement généré.

Cela pose deux impératifs :

  • pour le public : une information claire sur l’origine des morceaux ;
  • pour les ayants droit : une traçabilité robuste de la production pour pouvoir appliquer les règles de rémunération et de responsabilité.

4.2. Trois briques techniques pour identifier la musique IA

La réponse passe par une combinaison d’outils complémentaires.

MécanismePrincipeObjectif principal
Analyse acoustique & patternsIA qui analyse structure et spectre des morceauxDétecter les “fermes à musiques” et les copies
Watermarking inaudibleFiligrane intégré dans le signal audioProuver l’origine IA et résister aux modifications
Labellisation de contenuMention visible sur les plateformesInformer l’auditeur et instaurer la confiance

Analyse acoustique et signatures numériques Des systèmes d’analyse comparent les structures, les spectres, les motifs mélodiques et rythmiques des morceaux pour repérer :

  • les variantes d’un même titre générées en série ;
  • les patterns statistiques caractéristiques de certains modèles ;
  • les artefacts typiques de synthèse.

Watermarking (filigrane) inaudible Le marquage numérique consiste à intégrer, au moment de la génération, un signal caché dans l’audio :

  • inaudible pour l’oreille humaine ;
  • robuste à la compression, aux modifications de volume, au changement de vitesse ;
  • détectable par un outil spécifique.

Des systèmes comme SynthID, combinés à des modèles de génération musicale, illustrent cette approche. À terme, un watermark obligatoire sur tout contenu généré ou co-généré par IA pourrait devenir l’équivalent technique de la mention “contient des allergènes” dans l’agroalimentaire.

Labelisation sur les plateformes Enfin, la couche visible : très simplement, indiquer clairement sur les services de streaming que tel morceau est généré par IA, co-créé avec IA, ou strictement humain. C’est cette brique qui répond directement à l’attente des auditeurs.

4.3. Deezer, Spotify : deux visions de la transparence

Les plateformes n’avancent pas au même rythme :

  • Deezer déploie des outils de détection spécifiques pour repérer la musique générée par IA et étiquette explicitement ces contenus dans son interface. La plateforme met en avant la transparence comme argument de confiance.
  • Spotify mène des campagnes massives de suppression de contenu généré abusivement, mais reste critiqué pour le manque de clarté sur la part de musique IA au sein de ses catalogues et playlists, ainsi que sur l’éventuel recours à des “artistes fantômes”.

À terme, la capacité à montrer ce qu’il y a derrière chaque stream pourrait devenir un avantage concurrentiel décisif.


5. Vers un pacte IA–musique : réguler la source, tracer le résultat

5.1. Authenticité, émotion et rôle de l’humain

Même si l’IA peut imiter un style, recombiner des clichés sonores ou reproduire les tics d’un genre, elle ne vit ni ruptures, ni tournées ratées, ni histoires d’amour. Or, une grande partie de la valeur perçue de la musique vient précisément de ce lien entre expérience humaine et expression artistique.

Le risque est double :

  • banaliser la musique comme simple fond sonore interchangeable ;
  • dévaluer des années de pratique instrumentale, d’écriture, de production.

En parallèle, de nombreux créateurs utilisent déjà l’IA comme amplificateur de créativité : générer des pistes à retravailler, explorer des harmonies inattendues, simuler des arrangements difficiles à produire autrement. Dans ce scénario, l’IA n’est pas l’artiste, mais un super-instrument au service d’un projet humain.

5.2. Une feuille de route pour une IA musicale responsable

Quelques axes se dessinent pour les années à venir.

Pour les régulateurs (UE / US)

  1. Rendre le watermarking obligatoire Imposer un marquage numérique robuste pour tout contenu généré par IA, afin d’assurer la traçabilité, faciliter la gestion des droits et lutter contre la fraude.

  2. Clarifier le TDM et organiser le partage de valeur Encadrer plus précisément l’exception de TDM commercial, renforcer la transparence sur les données d’entraînement et développer des mécanismes de licences (éventuellement collectives) pour rémunérer l’utilisation des catalogues dans les modèles.

  3. Adopter un cadre spécifique pour les deepfakes Sanctionner clairement l’usage de clones vocaux non consentis, imposer une preuve numérique de consentement avant tout entraînement d’un modèle sur la voix d’un artiste, et prévoir des mécanismes rapides de retrait et de réparation.

Pour l’industrie et les plateformes

  1. Généraliser les licences d’entraînement Transformer le TDM non autorisé en un véritable marché : accords structurés entre catalogues et entreprises d’IA, reporting précis, minimums garantis, etc.

  2. Investir massivement dans la détection et la transparence Développer des outils de détection de la musique IA, lutter contre les “fermes à streaming” et afficher clairement l’origine des morceaux sur les plateformes.

  3. Réformer les modèles de rémunération Tester et déployer des systèmes de rémunération moins sensibles à la production de masse, par exemple des modèles centrés sur l’artiste ou l’utilisateur, afin d’éviter que l’IA utilitaire ne siphonne les revenus de la création humaine.

En résumé, le vrai champ de bataille n’est plus le morceau lui-même, mais la donnée qui l’a rendu possible et la capacité à prouver comment il a été produit. Tant que l’entraînement restera opaque et que la traçabilité technique ne sera pas généralisée, la valeur créative continuera de se diluer dans les flux d’algorithmes.


FAQ : musique et IA, questions fréquentes

La musique générée par IA est-elle légale ? En soi, oui, à condition de respecter le droit d’auteur, les droits voisins et les règles contractuelles. Ce qui pose problème, ce sont surtout l’entraînement des modèles sur des œuvres protégées sans autorisation et l’usage non consenti de voix clonées.

Un morceau créé avec un outil d’IA peut-il être protégé par le droit d’auteur ? En Europe, c’est possible si une personne exerce un apport créatif réel (choix, sélection, arrangement). Ce n’est pas l’outil qui est protégé, mais la contribution humaine dans le processus.

Comment savoir si un titre sur une plateforme est généré par IA ? Cela dépend de la plateforme. Certaines commencent à étiqueter les morceaux issus de modèles IA. À terme, l’objectif est d’avoir une mention claire (humain, assisté IA, généré IA) sur chaque titre.

L’IA va-t-elle remplacer les compositeurs ? Elle remplace déjà une partie des usages les plus standardisés (musique de fond, ambiances génériques). Pour la création artistique incarnée, construite autour d’un univers, d’une personnalité et d’une communauté, le rôle humain reste central — mais son modèle économique doit être adapté.

Que peuvent faire les artistes dès maintenant ? Identifier les outils utilisés et leurs CGU, documenter leurs droits, signaler un opt-out quand c’est possible pour le TDM, surveiller les deepfakes les concernant, et intégrer l’IA comme outil de travail sans perdre la maîtrise de leur identité artistique.


Sources