Vie privée & cybersécurité

Souveraineté numérique : mythe, réalité et enjeux pour l’Europe

Le cloud souverain en Europe : définition, projets clés, obstacles et solutions pour renforcer la souveraineté numérique face aux géants américains.

nuage sur circuit imprimé evoquant le cloud
Entre innovation, sécurité et indépendance numérique, l’Europe cherche à tracer sa propre voie dans l’hébergement de données

Introduction

Le cloud souverain est devenu l’un des grands défis de la souveraineté numérique en Europe. Face à la domination écrasante des géants américains – qui captent à eux seuls plus de 70 % du marché européen – la France et ses voisins cherchent à bâtir des alternatives capables de reprendre la main sur leurs données et infrastructures critiques.

Qu’entend-on par cloud souverain ?

Un cloud souverain, c’est avant tout un hébergement où les données restent stockées et traitées en France ou en Europe, dans des datacenters indépendants et certifiés. L’idée est simple : s’assurer que nos données stratégiques ne tombent pas sous la juridiction de lois étrangères comme le Cloud Act américain, qui permet à Washington d’accéder aux données d’entreprises américaines, où qu’elles soient stockées.

Pour être considéré comme souverain, une infrastructure doit répondre à plusieurs critères :

  • Localisation : serveurs situés en Europe.
  • Immunité juridique : protection contre les lois extraterritoriales.
  • Contrôle opérationnel : gestion par des acteurs locaux habilités.
  • Maîtrise technologique : chiffrement et contrôle des données par l’utilisateur.
  • Respect des règles européennes : conformité totale au RGPD et aux normes sectorielles.

SecNumCloud : le label de confiance

En France, c’est l’ANSSI (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information) qui définit le cadre avec la certification SecNumCloud. Ce label garantit que les prestataires respectent les plus hauts standards de sécurité et protège les données des influences extra-européennes.

logo de secnumcloud

La version 3.2, publiée en 2022, va plus loin : elle interdit par exemple qu’un fournisseur ait plus de 24 % de son capital détenu par un acteur non européen. Ce référentiel s’applique à tous les types de services d’hébergement : IaaS, PaaS, CaaS et SaaS.

En savoir plus sur SecNumCloud

Gaia-X : un projet européen distribué

Plutôt qu’un seul cloud, l’initiative Gaia-X (lancée en 2020 par la France et l’Allemagne) vise à créer un écosystème interconnecté de services numériques européens. Plus de 600 membres y participent aujourd’hui pour développer des espaces de données communs, sécurisés et interopérables.

Trois niveaux de labellisation permettent de mesurer le degré de conformité et d’immunité face aux lois étrangères. Le gouvernement français a d’ailleurs investi plus de 12 millions d’euros pour soutenir le projet.

La France et sa stratégie numérique

Dans le cadre du plan France 2030, la France a mis en place une stratégie d’accélération pour soutenir le développement de solutions de confiance. L’objectif : protéger les données sensibles tout en restant compétitif technologiquement.

Mais la réalité est plus dure : les champions français comme OVHcloud ne dépassent pas les 2 % de part de marché en Europe. Pire encore, la part des acteurs européens dans l’hébergement est passée de 27 % à 13 % en dix ans, malgré une forte croissance en valeur.

Les projets emblématiques

Bleu : Microsoft adapté à la sauce française

logo-de-bleu

Le projet Bleu, lancé par Orange et Capgemini en 2024, vise à proposer les services Microsoft (Azure, 365) sur une infrastructure opérée en France et taillée pour répondre aux critères SecNumCloud.

S3NS : Google sous contrôle Thales

logo de sens

Autre initiative, S3NS, pilotée par Thales avec une participation minoritaire de Google, veut proposer une version de Google Cloud conforme aux exigences françaises. Ce projet suscite toutefois des critiques sur la réelle indépendance vis-à-vis du droit américain.

Les freins à l’adoption

Malgré les efforts, les obstacles restent nombreux :

  • Habitudes des utilisateurs : plus de 60 % des organisations rechignent à changer d’outils.
  • Coûts plus élevés : faute d’échelle, les services souverains restent plus chers.
  • Moins de fonctionnalités avancées : les géants américains innovent plus vite.
  • Manque de compétences : l’Europe souffre d’une pénurie d’experts en infrastructures numériques.

Résultat : les entreprises européennes dépensent chaque année plus de 260 milliards d’euros en solutions étrangères, et cette dépendance pourrait encore s’accroître.

Le poids du droit international

Le principal obstacle reste juridique. Le Cloud Act américain de 2018 autorise les autorités US à exiger l’accès aux données de toute entreprise américaine, y compris celles stockées en Europe. Cela entre en contradiction directe avec le RGPD européen.

En réponse, l’Union européenne multiplie les régulations (DMA, DSA, AI Act) et prépare son propre e-Evidence, sorte d’équivalent européen du Cloud Act. Mais cette multiplication de textes crée de nouvelles complexités pour les entreprises.

us vs eu par rapport aux régulations

Vers une approche pragmatique

Plutôt que de viser une autonomie absolue, la tendance est à un équilibre pragmatique :

  • utiliser les hyperscalers américains pour l’innovation et les services à la pointe,
  • réserver les solutions européennes aux données sensibles et réglementées.

C’est la voie du multi-cloud et de l’hybride, qui permet de combiner le meilleur des deux mondes.

Le cloud souverain reste donc un chantier en cours : pas un mythe, pas encore une réalité solide, mais une trajectoire stratégique. Pour réussir, il faudra des investissements massifs, une coopération européenne renforcée et une vision réaliste de ce que peut être la souveraineté numérique dans un monde interconnecté.


Sources